samedi 6 février 2010

Jan Karski, un témoin disputé



Voici Jan Karski (1914-2000). En 1939, ce jeune Polonais catholique entre dans la Résistance de son pays, puis est choisi par des leaders juifs en 1942 pour alerter les Alliés de l'extermination des Juifs d'Europe en cours.
Pour être plus qu'un messager, Jan Karski devint également témoin de ce qu'il se devait de rapporter en pénétrant par deux fois dans le ghetto de Varsovie et dans un camp d'extermination.
En vain. L'échec de sa mission, qui fut aussi l'échec de sa vie, pourrait être contenu dans la réaction, en 1943 d'un haut dignitaire américain : "Je ne dis pas que vous êtes un menteur, je dis que je ne vous crois pas ".

Jan Karski, c'est aussi le titre du très beau roman de Yannick Haenel,
couronné par le prix Interallié et le prix du Roman Fnac 2009.
Ce livre court (187 pages) est construit en trois parties distinctes, démarrant sur une description minutieuse de la bouleversante intervention de Karski dans le film Shoah de Claude Lanzmann, sorti en 1985.
Haenel concentre sa plume sur le visage de ce témoin-clé, ses expressions - tics nerveux, regard bleu plombé par le souvenir, larmes naissantes- et son discours minimaliste, ses phrases laconiques : "Ce n'était pas l'humanité" ("This was not humanity"), murmure-t-il en évoquant son passage dans le ghetto.

Le livre glisse ensuite, toujours dans une veine documentaire, sur un condensé du livre de Jan Karski paru en 1944 aux Etats-Unis : Mon témoignage devant le monde. Partant de la réception insouciante de son ordre de démobilisation en 1939 jusqu'à son entrevue avec le président Roosevelt en 1943, il y raconte les drames et les épisodes tragiques qui ont bouleversé sa vie.

C'est après avoir pris appui sur ces sources audiovisuelles et écrites que, dans le dernier chapitre, Yannick Haenel laisse éclater son talent d'écrivain.
Son imagination, nourrie de faits réels et combinée à la liberté qui lui est offerte par la littérature, lui permet de continuer à faire vivre cet homme et de porter son témoignage jusqu'à nos jours, comblant ainsi le silence sur la vie du Juste Karski depuis 1945, et répondant à la phrase de Paul Celan mise en exergue : "Qui témoigne pour le témoin ?"

Apparemment, il semble que les places soient bien chères dans le monde éditorial !
Car une querelle agite encore aujourd'hui la sphère littéraire suite à la virulente attaque de Lanzmann, rejoint par l'historienne Annette Wieviorka spécialiste du génocide juif, contre le romancier, l'accusant de plagiat et de falsification de l'Histoire, lui reprochant en réalité d'avoir joui de sa liberté d'écriture.

N'en déplaise à monsieur Lanzmann, ce livre est une formidable occasion pour de simples lecteurs peu capés en histoire de (re)découvrir ce personnage, de nous interroger sur la valeur d'un témoignage forcément lacunaire (le témoin intégral étant celui qui ne peut témoigner, cf. Primo Levi) et n'en demeure pas moins un pur moment d'émotion.

Ce témoin de l'abandon des Juifs par les puissances occidentales a également inspiré Les Sentinelles de Bruno Tessarech.
Voici un second roman le mettant en scène, lui parmi d'autres personnages réels et fictifs, avec la (prudente ?) précision à la fin de l'ouvrage de l'authenticité historique des dialogues y figurant.
Ces sentinelles, campées dans des capitales européennes dans une fresque s'étalant de 1938 à 2000, se nomment Jan Karski, de Gaulle, Alfred Eichmann, Werner von Braun, ... ; elles furent des témoins impuissants, parfaitement conscients ou minablement aveugles.

Le récit commence de telle sorte que l'on comprend vite que, lors de la conférence d'Evian de 1938, tout est déjà joué, il ne reste plus aucun espoir d'éviter l'inéluctable. Les Juifs menacés fuient l'Allemagne, les démocraties doivent éviter la guerre et pour ne pas déplaire aux nazis elles refouleront ces Juifs.
On est plongé, ballotté dans le drame de ceux qui ont crié au secours, on est atterré face au zèle minutieux d'un Eichmann en quête de reconnaissance, effaré devant la stratégie des services secrets anglais qui ont dissimulé la vérité à Churchill, grand gaffeur, choqué de l'accueil réservé aux savants nazis par les Etats-Unis devenus, soudain !, peu soucieux de leur quota d'immigrés, perplexe d'apprendre par de Gaulle qu'il fallait d'abord gagner la guerre avant de s'occuper du sort des Juifs d'Europe. Il est difficile alors de ne pas croire à leur abandon !

Sur l'événement le plus marquant du XXe siècle, le philosophe Raymond Aron reconnaîtra : "Les chambres à gaz, l'assassinat industriel d'êtres humains, non, je l'avoue, je ne les ai pas imaginés, et parce que je ne pouvais pas les imaginer, je ne les ai pas sus".

A la médiathèque, vous pourrez butiner dans l'espace adultes
Jan Karski de Yannick Haenel
Ce qui reste d'Auschwitz de Giorgio Agamben
Si c'est un homme de Primo Levi
Shoah de Claude Lanzmann
Le lièvre de Patagonie, mémoires de Cl. Lanzmann
Les Sentinelles de Bruno Tessarech (à venir, forcément !)

Et dans l'espace multimédia
Shoah de Claude Lanzmann (sur DVD)

2 commentaires:

Juan Asensio a dit…

Bonjour.

Voici : http://stalker.hautetfort.com/archive/2010/01/27/bons-baisers-de-pologne-yannick-haenel.html

Cordialement.

Stéphanie a dit…

Pas tout à fait d'accord sur le livre de Haenel.
Outre le fait que je ne sois pas convaincue par la dernière partie "romanesque", je me demande si l'on peut "vulgariser" l'Histoire, cet épisode en particulier.
La période est complexe, l'extermination des juifs est un processus bureaucratique et administratif remarquablement bien monté, "pensé" par les nazis.
L'émotion du livre d'Haenel pour comprendre cette période ? je ne crois pas que cela soit le bon choix. (pourquoi pas une lecture obligatoire de Guy Moquet à l'école, en lieu et place d'un vrai cours d'histoire...)
Il est dangereux de substituer l'émotion à la reflexion.
Finalement, qui ou que découvre-t-on à la lecture du livre de Haenel ?
Jan Karski ?? non ! pour connaître Jan Karski, il faut le lire.
Shoah ? même réponse...
La seule figure qui se détache dans ce livre, c'est celle de Yannick Haenel... et je ne suis pas certaine qu'elle méritait une telle presse...
A moins bien sûr que je me comporte à mon tour comme Lanzmann ou Wievorka : que je considère, parce que j'ai étudié cette période, que tout ce qui vient la "romancer" est indécent... Je ne sais pas...